vendredi 26 février 2010


La vie ne repasse jamais les plats, combien de fois avait-il pu entendre cette phrase ?

Comme à son habitude le vendredi, après avoir quitté son travail, il était allé boire au " Café des Maudits ".
Nul ne pouvait réellement expliquer ce nom bizarre. La légende voulait que cet établissement présent depuis près de cinq siècles ait été créé par un ancien consul rouerguat impliqué dans une affaire de tromperie de pastel. Il avait dissimulé un pactole et suite à son bannissement était venu s'établir ici loin de son Occitanie. Depuis, cet estaminet avait traversé les temps sans jamais changer de nom.
Ne s'y retrouvaient que des paumés, des exclus, des largués de l'amour ou du travail. Marins de la vie ballottés sur un radeau que n'aurait imaginé Géricault.
Sans un salut, il s'installa à sa place habituelle. Sans même commander, le patron lui servit deux bières. Par habitude, il buvait la première à petites gorgées en prenant tout son temps, l'autre se réchauffait et serait à température en temps utile. Il ne pouvait comprendre cette habitude de servir la bière froide, la préférant comme on la sert juste en face, en Angleterre.
Le temps passait vite et c'est avec nostalgie qu'il se souvint de sa dernière virée là-bas avec sa fille, il y a déjà longtemps. Ce jour là, au prétexte qu'elle en profite pour perfectionner son anglais, lui avait testé sa capacité à la pinte royale, et c'est passablement soûl qu'il avait repris le ferry sur lequel il était marin.
Le capitaine l'avait averti qu'il ne tolérerait aucun débordement et qu'il ne le laisserait pas prendre son service dans cet état là.
Il avait raccompagné Solène chez sa mère en attendant le prochain jour de visite, puis regagné le port pour y prendre son travail. Encore ivre, il avait guidé l'embarquement des véhicules et s'était assuré que tout était en place, puis gagné la porte étanche afin d'en superviser la fermeture. C'est au cours de cette manoeuvre que l'accident survint, Jean son frère de bordées y laissa la peau. Reconnu responsable de cet accident, la prison l'accueillit plusieurs mois.
À sa sortie, Solène avait quitté la région. Sa mère avait jugé préférable de mettre de la distance entre-eux et avait conduit l'enfant loin de cette histoire.
Conscient qu'il ne la reverrait pas de sitôt, il chercha du travail et désormais ne buvait plus que la veille de son congé hebdomadaire.
Le temps de se remémorer ces souvenirs, sa seconde bière devint buvable. Il l'avala d'un coup et attendit le flash que provoque cette façon de boire. Il rentra alors chez lui pour s'installer devant l'ordinateur offert par sa fille peu après leurs retrouvailles.
Celle-ci devenue adulte avait éprouvé le besoin de retrouver ce père dont elle avait été éloignée et qu'à toutes forces son entourage avait nié et sali. Ils avaient convenu très vite qu'on ne peut effacer une si longue absence et qu'en prenant le problème ainsi ils n'iraient pas loin. Dès lors, ils s'étaient attachés à construire une relation empreinte de respect mutuel. Solène travaillait dans l'informatique et lui avait offert un équipement digne d'un professionnel. Elle l'avait patiemment initié, puis connecté à Internet pour pouvoir ainsi correspondre aisément.
Celui-ci, réticent au début, s'était laissé prendre au jeu et depuis la harcelait de questions à chacune de ses visites. Il ne se lassait pas de visiter virtuellement tous ces lieux qu'il aurait aimé connaître. Un soir sans trop savoir comment, il s'était retrouvé connecté à un site de petites annonces, par curiosité, il en avait parcouru quelques-unes unes.
Quelques jours après, il avait essayé d'y revenir et après bien des hésitations et des tentatives infructueuses, il se retrouva enfin face à ces pages magiques. Il savait ce qu'il y cherchait : cette annonce qui l'autre soir avait retenu son attention. Sans réfléchir, il rédigea une réponse, l'envoya puis enfouit bien vite au plus profond de sa mémoire ce qu'il lui semblait être un acte inconsidéré. Quelques temps après, au milieu d'autres messages de sa fille lui reprochant son silence, il trouva un message en retour du sien. Il hésita avant de le lire, se reprochant sa timidité et sa bêtise. Il se décida enfin et fut conquis par la délicatesse et la sincérité des mots qui avaient envahi son écran. Il se sentit obligé d'y répondre et y déploya beaucoup d'énergie et de temps. Un message appelant une réponse, depuis plusieurs semaines il était impatient de lire la livraison du jour et d'y répondre en ajoutant aussi ses propres questions, " résultat, leurs messages se sont accrochés les uns aux autres avec plein d'espoirs et de troubles aussi ", laissant ainsi naître un " à venir ". La qualité, la sincérité, la profondeur, le respect de leurs échanges eurent vite fait de les rendre indispensables l'un à l'autre. Mais la pudeur et les cicatrices rappelaient à qui ceux l'aurait oublié que l'on n'est plus vierge à l'âge où d'aucuns sont déjà grand-parents. Envisager une rencontre s'imposa peu à peu. Ils mirent au point cette journée, cadeau mutuel, source d'angoisse aussi. Ainsi ce soir il regrettait d'être là au " Café des Maudits " craignant de céder à une pulsion destructrice? Il en sortit vite et rentra chez lui se jeter sous la douche brûlante.

Le lendemain matin en se préparant à partir pour enfin retrouver sa correspondante, il avait le sentiment confus d'être à l'aube d'un renouveau.
Et si, pour une fois, la vie repassait les plats ? ...


Toulouse le 23 mars 2001, à Claudie et aux loustics ...